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Filiations intellectuelles et espérance sociale

Figure et œuvre de Placide Rambaud
Rose Marie Lagrave
p. 51-66

Résumés


Cet article procède à une relecture de l’œuvre de Placide Rambaud à la lumière des aspects paradoxaux de sa trajectoire intellectuelle et sociale. Réinsérés dans le double mouvement d’autonomisation et de spécialisation thématique de la sociologie, les travaux de ce chercheur ont participé de façon singulière à la genèse de la sociologie rurale. Cette originalité est moins à chercher dans le contraste qu’offre l’œuvre de Placide Rambaud avec celle d’Henri Mendras que dans des réaffiliations sociologiques s’inspirant tout autant de Frédéric Le Play que des courants du catholicisme social, sans jamais toutefois renoncer à l’approche durkheimienne. Au nom de la justice sociale qu’il appelait de ses vœux, Placide Rambaud a donné aux entrepreneurs agricoles une fonction centrale dans l’accès à la parité sociale, dans l’invention de solidarités et dans la construction de la Communauté européenne.

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Texte intégral

1HORMIS QUELQUES RURALISTES de sa génération et ses anciens étudiants, qui se souvient de Placide Rambaud ? Son nom ne figure même pas dans les manuels de sociologie ; il n’a bénéficié d’aucune canonisation académique, lui qui a pourtant compté dans la genèse de la sociologie rurale.

  • 1 Pendant plusieurs décennies, Placide Rambaud et l’ensemble des chercheurs du Centre de sociologie r (...)
  • 2 Pourtant ma dette envers lui est immense en ce qu’il m’a appris l’exigence et la rigueur intellectu (...)

2Cet article lui est consacré, sans toutefois céder à l’hagiographie, dérive possible dès lors qu’il s’agit de sortir de l’oubli une figure emblématique. En outre, signer un article sur le parcours et l’œuvre de Placide Rambaud, et, de surcroît, dans cette revue1, pourrait sembler une sorte d’héritage usurpé ou, à tout le moins, autoproclamé, puisque, à ma connaissance, Rambaud n’a pas souhaité, ou n’a pas pu, désigner d’héritier intellectuel. S’il avait des disciples, je n’en faisais pas partie2 ; en revanche, j’ai été l’une de ses étudiantes, et la première à soutenir une thèse sous sa direction.

3Ce relatif silence autour de Placide Rambaud, l’un des deux pères fondateurs, avec Henri Mendras, de la sociologie rurale en France, résulte davantage d’un déficit en ressources sociales institutionnellement agissantes pour asseoir une consécration académique que d’un manque de consistance et de pertinence de l’œuvre. Toutefois, malgré des manières de faire si contrastées, il reste que ces deux sociologues ont travaillé sur, et ont été travaillés par, le même contexte, les contraignant l’un et l’autre à devoir rendre intelligible le procès de modernisation de la France agricole et rurale qui se déroulait devant leurs yeux.

4Cet article voudrait faire pièce à ce relatif oubli concernant Placide Rambaud en faisant retour sur une œuvre qui a fécondé nombre de thèses de doctorat, et qui porte témoignage des tensions et mutations du monde agricole et rural pour en proposer une interprétation singulière. Tout porte à penser, et c’est ce dont nous allons traiter ici, que la double singularité de l’auteur et de l’œuvre est au principe de cette amnésie collective. De sorte que lui rendre justice consistera à faire ressortir l’originalité de son registre d’analyse des transformations des mondes agricoles qui doit beaucoup aux différents contextes dans lesquels sa vie et ses appartenances s’enracinent.

5Il ne s’agit toutefois pas d’embrasser ici une œuvre dans sa totalité, ni même d’en restituer la richesse thématique, mais simplement de tenter de saisir l’intention éthique qui la travaille et la traverse.

La division du travail sociologique

6Quand on procède à une relecture de l’œuvre de Placide Rambaud, on ne laisse pas d’être frappé à la fois par la cohérence de son travail et par le changement dans les manières de penser et de faire de la sociologie depuis ses années de recherche. Il est donc nécessaire de revenir sur les années d’émergence de la sociologie rurale, sur ses filiations avec les débuts de la sociologie au tournant du siècle [Fabiani 1988 ; Sirinelli 1988 ; Mucchielli 1998], et sur son institutionnalisation en tant que discipline universitaire. Comprendre le contexte académique dans lequel Placide Rambaud s’est progressivement inséré, c’est comprendre comment son œuvre et son action ont contribué à particulariser le champ de la sociologie puisqu’il fut l’un des artisans du mouvement de spécialisation de cette discipline.

  • 3 « Henri Mendras a décrit l’impulsion décisive que Georges Friedmann a donnée à ce Centre, de 1948 à (...)

7Dans l’immédiat après-guerre, la sociologie acquiert sa pleine légitimité institutionnelle avec l’élection, en 1955, de Raymond Aron à la chaire de sociologie en Sorbonne [Aron 1963] et la création du Centre d’études sociologiques du CNRS [Tréanton 1991], dirigé par Georges Friedmann entre 1948 et 19513. Ce moment intellectuel a donné lieu à tant de travaux sur la genèse et l’affirmation de la sociologie en France qu’il n’est nul besoin d’y revenir [Berthelot 2003]. Il importe toutefois de souligner que c’est en se spécialisant que la sociologie s’est consolidée. Et l’autonomisation croissante de la sociologie a eu lieu en même temps que s’affirmait ce processus de scissiparité thématique.

8Forte de ses lettres de noblesse [Bourdieu 1989], la sociologie s’est particularisée en se divisant en domaines empiriques d’investigation, qui ont été autant de labels pour distinguer les centres de recherche entre eux. La sociologie était désormais mise à la découpe, et des frontières de compétences se sont installées, pour des raisons plus sociales et institutionnelles que scientifiques.

9La « sociologie générale », qui, à l’époque, était aussi l’intitulé d’un certificat de licence, se décline aujourd’hui en spécialités, suivant en cela les recommandations de Marcel Mauss dans son « appel aux spécialistes » figurant dans l’article « Comme si... », non publié à l’époque mais retrouvé dans ses archives :

10Il faut que les meilleurs savants de toutes ces disciplines veuillent bien consentir à se concentrer, à s’organiser entre eux, à se répartir entre eux les travaux, à confronter les résultats [...] Tous sont fatigués des discussions de mots et de méthodes, des généralisations, des développements portant d’un coup sur le tout de « la » société, de l’éloquence brillante à propos des choses sociales et, encore plus, des homélies à leur sujet. Nous sommes les avocats constants de la spécialisation précise au sein d’une science trop vaste pour qu’aucun puisse la dominer ni même en dominer une partie [...] Le but le plus urgent que devraient s’assigner tous les sociologues, ce serait de contribuer à l’organisation de nos sciences [...] La question est simplement de stratégie scientifique. Où doivent se porter ces honnêtes chercheurs du vrai ? Où manque-t-on de connaissances ? [...] Le but de tous devrait être de créer des forces qu’on puisse diriger du côté des inconnues. C’est l’homme qu’il s’agit de dévoiler [Mauss 1997 : 105-106].

  • 4 Pour tout ce qui concerne la carrière d’Henri Mendras, on se reportera à la contribution de Bertran (...)
  • 5 Le Centre de sociologie rurale de la 6e section de l’EPHE fut créé en 1965. Auparavant, Placide Ram (...)

11Ce contexte scientifique demanderait une étude en soi, une sorte d’histoire sociale et politique de la sociologie et de ses principes de division, mais on peut à défaut souligner ici un certain nombre de traits relatifs à l’émergence de la sociologie rurale. En l’absence d’annuaires recensant tous les centres et groupes de recherche qui se sont créés dans la décennie 1950-1960, on peut au moins mettre au jour les critères de différenciation qui ont présidé à la délimitation et à la dénomination des centres. Les clivages étaient fréquemment fondés soit sur des thématiques, soit sur des aires culturelles, soit encore sur des oppositions dualistes (telle la binarité urbain/rural). C’est en raison de ces clivages qu’Henri Mendras [1995] et Placide Rambaud se retrouveront dans deux institutions différentes, le CNRS et la 6e section de l’École pratique des hautes études (EPHE), où ils vont créer, respectivement, un Groupe4, et un Centre de sociologie rurale5.

  • 6 Cette remarque repose sur ce que j’ai pu observer. Ainsi, après qu’Henri Mendras fût élu premier Pr (...)

12Rétrospectivement, on peut s’interroger sur les raisons qui ont fait qu’on a créé deux centres de sociologie rurale alors qu’un seul, de sociologie des organisations ou de sociologie industrielle, aurait eu plus de poids. On peut certes avancer des arguments à l’appui de ce doublon institutionnel : l’urgence des défis auxquels la France était confrontée face à la fin de ses paysans [Mendras 1967], et face aux exigences du Traité de Rome de 1957 et de l’entrée de la France dans le Marché commun agricole. Cependant ces enjeux n’étaient pas plus complexes ni plus pressants que ceux qui touchaient le secteur industriel, et on pourrait, de plus, arguer que l’union fait la force. Il est donc légitime de se demander pourquoi Henri Mendras et Placide Rambaud n’ont pas fait centre commun. J’avancerais que l’un et l’autre avaient en commun une cause, celle de rendre intelligibles les mutations agricoles et rurales, mais que cette cause, ils l’ont déclinée chacun à sa manière et chacun de son côté, sans jamais faire cause commune. S’ils se respectaient, ils s’évitaient et évitaient d’être confrontés, et s’employaient à conserver une courtoisie distante, ne partageant aucune connivence, ni sur le plan intellectuel ni sur le plan social6.

  • 7 Je ne crois pas que l’inverse vaille pour Henri Mendras : il a construit son œuvre en se démarquant (...)

13Dès lors, c’est à la fois en référence à l’œuvre de Mendras et en se détachant de cette référence que nous appréhenderons la trajectoire et la production scientifique de Rambaud7.

14Les compétences de Placide Rambaud se trouvaient souvent en porte-à-faux avec les sollicitations du monde universitaire, comme le souligne Jacek Brzezinski :

15Il n’était pas un homme du devant de la scène, ni un manager de la science [1991 : 45].

16Henri Mendras, au contraire, possédait une aisance sociale et mondaine, bien inséré qu’il était dans un réseau qui comptait académiquement parlant. On pourrait certes procéder à une analyse croisée des trajectoires et des œuvres de ces deux protagonistes, mais tel n’est pas notre propos.

Un taiseux8, transfuge de classe

  • 8 C’est Henri Desroche qui parle ainsi de « Placide, le taiseux » [1991a : 10].

17Une trajectoire sociale ne peut certes rendre compte, à elle seule et de façon mécanique, des registres et du devenir d’une œuvre, mais elle en éclaire certains aspects et, surtout, elle permet d’expliquer les choix effectués.

18Socialisé dans le milieu rural puis ayant vécu diverses expériences, quelle réalité sociale Placide Rambaud avait-il incorporée pour avoir ce regard singulier dont témoigne son œuvre ? Il s’agira ici de donner du relief à ce qui, dans l’itinéraire de cet homme, est susceptible d’éclairer ses prises de position scientifiques, dans la mesure où l’état de la sociologie de l’époque laissait toute liberté d’inventer de nouvelles façons de faire. Restituer les grandes scansions de sa biographie s’impose d’autant plus que l’une des deux facettes de son existence, celle de prêtre, était méconnue de la plupart de ses collègues, comme l’atteste Dominique Schnapper dans l’hommage qu’elle lui a rendu avec d’autres :

19Placide Rambaud était un homme modeste, discret, secret même. Un collègue commun m’avait dit un jour qu’il était encore proche de sa Savoie natale, qu’il était le seul intellectuel d’une famille de montagnards. Je ne savais rien de ses convictions religieuses et politiques. Jusqu’en 1989, j’ignorais qu’il appartenait à l’Église de France. Je ne cherchais pas à en savoir plus [1991 : 66-67].

20Sans retracer tout le parcours de Placide Rambaud, qui révèle une ascension sociale par rapport à ses parents et à ses frères et sœurs, deux paramètres ont, à mon sens, eu des effets sur son rapport à la sociologie et sur sa manière de faire de la sociologie : il était fils de paysans, et prêtre. Ces deux propriétés, qui auraient pu être vécues en tension, vont trouver chez lui un principe unificateur à travers la production d’une œuvre dont l’intention est fondée sur cette double appartenance.

21Né en 1922 à Albiez-le-Vieux en Savoie dans une famille de sept enfants dont il était le sixième, Placide Rambaud est décédé en 1990 et a été enterré dans le cimetière de ce village de montagne, village qui a été le sujet de son premier recueil de sociologie [Rambaud 1962]. C’est en Maurienne qu’il a été scolarisé jusqu’à son entrée en faculté de théologie à Lyon en 1946 et son ordination sacerdotale à Saint-Jean-de-Maurienne, la même année, avant de rejoindre en 1949 le séminaire de Saint-Sulpice à Issy-les-Moulineaux. En 1950, il devient professeur de patristique à la Mission de France à Lisieux et à Limoges [Valet 2008]. De retour à Lyon en 1952, il est, comme les autres prêtres de la Mission de France, interdit d’enseignement :

22Coup de tonnerre. Au cours de l’été 1953, Rome décide la suppression des prêtres-ouvriers [Suaud et Viet-Depaule 2004 : 11].

  • 9 « Et je crois bien que, dans les échauffourées électorales de l’École, ma seule intervention aura é (...)

23Après avoir obtenu une licence en sociologie, Rambaud entre, en tant que vacataire, au Centre d’études économiques dirigé par Pierre Coutin, puis est nommé, en 1960, chef de travaux à la 6e section de l’EPHE. En 1965, il crée le Centre de sociologie rurale, devenant successivement maître-assistant, sous-directeur puis, en 1979, directeur d’études à l’EHESS9. Restituer ainsi, de façon factuelle et linéaire, des éléments biographiques, certes peu connus, laisse cependant de côté ce qui, à mes yeux, rend son parcours scientifiquement déterminant. Les continuités masquent en effet des discontinuités, vécues sous forme de blessures, ainsi que le soulignent Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule :

24Tous ces hommes qui ont été à l’origine d’un type d’apostolat établi sur le seul mode de la présence sont si déchirés, si meurtris que leurs blessures, cinquante ans plus tard, sont encore ouvertes [id.].

25Trois blessures ont été décisives dans la trajectoire de Placide Rambaud. La première, fondatrice, a été la perte de sa mère à l’âge de 3 ans ; la deuxième, l’interdiction qui lui a été faite d’enseigner en tant que prêtre de la Mission de France ; la troisième : la fin du Centre de sociologie rurale, qu’il avait pressentie et qu’il a vécue douloureusement peu avant de mourir.

26Le fait que Rambaud ait été et paysan et prêtre permet de mieux saisir les attendus implicites de son œuvre. Selon des témoignages recueillis au moment de sa mort, il aurait dit à certains de ses amis :

27Si je n’avais pas décidé d’être prêtre, je serais devenu paysan.

28Si Placide Rambaud n’est pas devenu paysan, il a néanmoins inventé et construit la figure de l’entrepreneur agricole, aristocrate par sa culture, technocrate par ses compétences, solidaire par expérience, et citoyen européen par conviction.

Le paysanisme : un sacerdoce

  • 10 Toutes choses n’étant pas égales par ailleurs, le terme « paysanisme » renvoie à celui d’« ouvriéri (...)

29N’étant pas devenu paysan, Rambaud est devenu « paysaniste »10, c’est-à-dire que sa recherche a été constamment guidée par sa disposition à réhabiliter les agriculteurs, à leur donner un rôle central dans la production des sociétés, et à reprendre à son compte les schèmes de pensée des plus modernes d’entre eux pour accompagner, sur un registre savant, leur processus de modernisation. Mais, comme on l’a dit, il était prêtre également, et, en sa qualité de prêtre, il a pensé les mutations des mondes agricoles en termes plus éthiques que politiques.

  • 11 Une histoire sociale et scientifique de ces controverses sur l’articulation entre capitalisme et ag (...)
  • 12 C’est ainsi qu’après sa mort, j’avais fait une première tentative pour qualifier le type de sociolo (...)

30À la relecture de ses ouvrages et de ses articles, on constate, en effet, qu’il donne toujours la priorité aux vainqueurs de l’agriculture, et non aux vaincus [Wachtel 1971]. Ce paradoxe intrigue, de la part d’un prêtre, mais aussi au regard des analyses marxistes de certains de ses collègues [Servolin 1989 ; Jollivet 2001] qui révèlent les effets négatifs du capitalisme en agriculture au moment où la théologie de la libération prend fait et cause pour les paysans sans terre du Brésil [Löwy 1989]11. Il faut donc aller plus loin qu’une simple description de la sociologie de Placide Rambaud12.

31Une question, jamais formulée comme telle, traverse, comme un fil rouge, toute son œuvre : comment assurer la reconnaissance des agriculteurs par l’avènement d’une justice sociale ? Ce sens de la justice, Rambaud le cherchait dans les promesses syndicales et dans les pratiques sociales des agriculteurs. Il faisait crédit aux pouvoirs publics, qui, à travers les dispositions des lois d’orientation agricole des années 1960, entendaient garantir la parité des agriculteurs avec les autres classes sociales.

32L’attachement de Placide Rambaud à cette parité et sa croyance en son effectivité étaient si forts qu’il en était arrivé à ne prendre en compte que les entrepreneurs agricoles, seuls susceptibles selon lui de pouvoir prétendre à cette parité sociale. D’où une sociologie sans posture critique sur les évolutions du monde agricole, mais une sociologie qui n’en décrivait pas moins avec finesse les mutations en cours, mettant l’accent sur l’inventivité, la formation professionnelle et la capacité à penser en termes de rationalité économique, gages de cette parité que Placide Rambaud appelait de ses vœux.

33Le primat attribué à la parité sur toute autre préoccupation, tremplin de la reconnaissance sociale des agriculteurs, a relégué au second plan la question des exclus du monde agricole, et notamment les petits paysans. Non que Placide Rambaud les ignorât, mais il percevait leur exode comme le prix à payer pour accéder à la parité sociale, sans s’attarder sur les effets sociaux de cet exode des « damnés de la modernisation » [Bourdieu 2002].

34Et c’est ce fil rouge, cette volonté farouche de réhabiliter les agriculteurs, qui, le mieux, rend compte des paradoxes présents dans l’œuvre de Placide Rambaud, déchiré qu’il était entre les injonctions contradictoires que représentaient pour lui le sacerdoce, la sociologie et son enracinement paysan. De sorte que Rambaud a fait de la réhabilitation sociologique des agriculteurs son propre sacerdoce en élaborant une philosophie sociale et humaniste qui le situe à la fois dans le sillage des continuateurs de Frédéric Le Play et dans celui des rénovateurs d’une sociologie catholique.

De la solidarité mécanique à la solidarité organique

35Par emboîtements successifs, toute l’œuvre de Placide Rambaud met en exergue les vertus sociales des communautés rurales, vertus fondées sur de nécessaires et puissantes solidarités, qui se reconfigurent, selon l’échelle d’observation retenue, sans jamais tomber en déshérence. Ce jeu d’échelles s’ouvre avec l’étude de son village natal pour se clore par l’étude de la Communauté européenne, en passant par toute une série de monographies de villages ou de coopératives agricoles, en Israël [Rambaud, Ben Raphaël et Konopnicki 1983], en Pologne, en Roumanie, au Portugal et en Afrique occidentale.

36La réhabilitation du métier d’agriculteur commence avec l’ouvrage Économie et sociologie de la montagne : Albiez-le-Vieux en Maurienne [Rambaud 1962], sorte de dette symbolique de l’enfant que rien ne prédisposait à devenir sociologue et qui l’est devenu malgré tout. Et Albiez-le-Vieux accueillera ensuite, régulièrement, sous sa houlette, colloques et conférences [Desroche 1991b : 106]. Avec la publication de ce remaniement de sa thèse de 3e cycle, Placide Rambaud s’inscrit dans un genre sociologique très prisé en son temps : la monographie de village [Bernot et Blancart 1953 ; Morin 1967].

37Ce microcosme social constituait à ses yeux la bonne échelle d’observation, cet espace étant « un condensé de ces questions permanentes et plus larges », comme il aimait à le dire dans son séminaire. D’Albiez-le-Vieux, on sait tout des « paliers en profondeur » [Gurvitch 1950 et 1966], pour reprendre une notion tombée en désuétude. Si Placide Rambaud a fait de son village natal un « cas à penser », il n’a toutefois pas été sensible à ce que « penser par cas » [Passeron et Revel eds. 2005] veut dire. L’accumulation de descriptions aussi fines soient-elles ne peut éluder la question de savoir dans quelles conditions la montée en généralité de particularismes devient pertinente.

38Cependant Placide Rambaud avait conscience des limites de la monographie comme cadre d’analyse. En cumulant des études de cas dans des contextes et pays très différents, il a cherché à dégager les invariants du village, dans un ouvrage écrit en collaboration avec Henri Desroche et intitulé Villages en développement. Contribution à une sociologie villageoise [Rambaud et Desroche 1971]. S’appuyant sur une démarche comparatiste répondant aux canons de l’époque, l’auteur construisait à la fois l’idéaltype du village, au sens wébérien du terme, et un village comme personnage. Le village parle, fait, agit ; il est personnifié et il personnifie en donnant à ses habitants un ancrage identitaire. Cet ancrage est fonction de la capacité du village à créer des solidarités et des sociabilités car, pour notre sociologue, seules les solidarités créent des identités sociales fortes et pérennes.

39C’est ainsi que, dépassant les frontières du village, Rambaud s’emploie à trouver les configurations sociales qui permettent aux agriculteurs de convertir les solidarités mécaniques en solidarités organiques. Cette conversion, il l’appréhende à travers le coopérativisme, les communautés rurales et les collectifs de travail. Une première série de monographies sur les principales organisations coopératives que sont les groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC), les centres d’études techniques agricoles (CETA), les coopératives d’utilisation de matériel agricole (CUMA) et les groupements de producteurs a, sous sa direction, donné matière à un ouvrage intitulé Les coopératives de travail agraire en France [Rambaud ed. 1973]. Via ces formes de coopération volontaire, Rambaud entendait saisir la capacité des agriculteurs à opposer à l’économie capitaliste une économie sociale et à résister ainsi face à l’exode agricole. Maîtriser les gestes techniques, la comptabilité et la gestion, coopérer pour acquérir et conserver du pouvoir sur les marchés agricoles : telles étaient selon lui les qualités nécessaires aux agriculteurs. Par le travail, ces derniers entraient dans, ou inventaient, des formes de coopération de plus en plus contractuelles, de sorte qu’ils se rapprochaient progressivement des autres groupes sociaux, avec qui ils entretenaient désormais des liens fondés sur des conventions. C’est ainsi que l’on peut comprendre « la fin de l’exception agricole », expression ambiguë à laquelle Rambaud tenait tant.

  • 13 CFDT, Les dégâts du progrès, Paris, Le Seuil, 1977.

40Dans un souci d’équité, Placide Rambaud a légitimé le débat sur la parité des agriculteurs avec les autres classes sociales en apportant des arguments empiriques à la thèse de la sélection par l’adaptation ou non à la rationalité économique. Il a accompagné d’un commentaire sociologique, et sans critique préalable, le processus de modernisation de l’agriculture envisagé comme un donné, puisque cette modernisation sélective constituait à ses yeux l’objectif à atteindre. L’intégration à parité des agriculteurs dans la société française, qui pourtant supposait des exclus et des élus, n’est pas perçue par lui comme une disparition programmée de la petite paysannerie mais, au contraire, comme un des signes de « la fin de l’exception agricole » et comme une condition de possibilité de l’avènement de la parité. Or, contrairement à la plupart des chercheurs du Groupe de sociologie rurale dirigé par Henri Mendras, Placide Rambaud ne s’attarde pas sur « les dégâts du progrès »13 mais préfère valoriser les capacités d’adaptation des agriculteurs à la société industrielle. Il considère que la modernisation de l’agriculture est essentielle au « procès de civilisation » des sociétés [Elias 1990 et 1991] et à la construction d’un espace européen.

Des communautés rurales à la Communauté européenne

41C’est dans Société rurale et urbanisation [Rambaud 1974] qu’il entend donner toute la mesure de l’intelligence créatrice des agriculteurs. S’il ne nie nullement les fractures suscitées par l’urbanisation des campagnes, il se garde toutefois d’opposer le rural à l’urbain pour envisager les nouvelles solidarités transversales possibles et rechercher ainsi tous les registres possibles d’un nouveau lien social qu’il voyait notamment se tisser à travers les activités touristiques et la vente de produits du terroir. Il entend montrer également que ces solidarités traversent les frontières nationales et se croisent pour commencer à donner du sens à un espace politique européen.

  • 14 Placide Rambaud est mort au moment même où le terme « communauté » était remplacé par celui d’« Uni (...)

42La construction de la Communauté européenne a été pour lui une véritable passion, un devoir, un dessein politique assigné aux agriculteurs. Elle découle de la profondeur historique de l’expérience des communautés rurales, incorporée par les agriculteurs, et de l’expérience politique de solidarités anciennes, reconfigurées par la Politique agricole commune. Son dernier ouvrage, interrompu, retravaillé et publié à titre posthume, Les fondements de l’Europe agraire [Lagrave et Vincienne eds. 1995], analyse ces subtils réagencements et circulations de savoirs et savoir-faire entre le local et l’échelle européenne. Pour Placide Rambaud, les agriculteurs sont les premiers artisans de la Communauté européenne. Ils ont non seulement essuyé les plâtres des volte-face de la PAC, mais ils ont aussi su imposer une éthique communautaire à l’échelle européenne, forgée dans le coopérativisme régional. Aux détracteurs d’une Communauté européenne accusée de normaliser les agriculteurs, Placide Rambaud oppose le retour des terroirs, la montée en puissance des régions, la réinvention identitaire des territoires, les prémices d’une citoyenneté européenne ou, mieux, selon ses propres termes, d’une « concitoyenneté démocratique en attente »14.

43C’est donc la continuité et l’adaptabilité de leur sens du collectif, devenues une seconde nature, qui valent aux agriculteurs d’être les premiers artisans de la Communauté européenne. Et Placide Rambaud d’insister sur le fait que c’est aux ressources puisées dans la tradition qu’ils doivent d’être les acteurs de l’innovation, et donc les inventeurs du futur. Ce « futur antérieur » comme « régime d’historicité » [Hartog 2003] est également au cœur de sa philosophie sociale.

Filiation leplaysienne et réaffiliation à une sociologie catholique

44La centralité accordée aux solidarités mécaniques et organiques chez Placide Rambaud inscrit assurément ce dernier dans une filiation durkheimienne. Cependant cette filiation ne gouverne pas à elle seule les analyses proposées. D’autres affinités sociologiques sont à l’œuvre, peu perceptibles de prime abord d’autant que le statut de l’intéressé a longtemps interdit de faire le lien entre sa position ecclésiale et son recours partiel à une sociologie catholique. Puisque Placide Rambaud n’a jamais livré ses cadres théoriques, on est dans l’obligation, au-delà de ses descriptions, de reconstruire ses intentions heuristiques pour mettre au jour le bricolage sociologique qu’il a élaboré en mêlant et en rendant compatibles des fragments de différentes écoles de pensée. Il emprunte ici des méthodes, là des approches ou des intuitions, au gré de raisonnements inductifs sur la base de données empiriques. Toutefois, plusieurs éléments cumulés l’inscrivent partiellement dans une filiation leplaysienne, notamment dans un de ses versants proches d’une sociologie catholique.

  • 15 Directeur du Centre d’études économiques.

45Ainsi, si l’on procède à un inventaire des similitudes entre les deux hommes, on constate que leur mise en série commence à faire sens. En premier lieu, les recommandations et les méthodes de Le Play rejoignent les « ficelles du métier » [Becker 2002] de Rambaud. L’un et l’autre prônent une microsociologie d’unités spatiales soumises à l’observation directe, et la monographie est leur méthode privilégiée, même si le premier travaille sur le monde ouvrier [Le Play 1857], et le second sur le monde agricole. En outre, autre indicateur, la scission parmi les continuateurs leplaysiens [Savoye 1981 ; Kalaora et Savoye 1993] est née d’une controverse sur l’enseignement, et, comme on l’a déjà dit, Placide Rambaud a profondément souffert de l’interdiction d’enseigner. Ajoutons que plusieurs disciples de Le Play, orthodoxes ou dissidents, sont également prêtres et ont également enseigné au séminaire d’Issy-les-Moulineaux. Soulignons l’homologie entre l’importance de la famille-souche chez Le Play et l’importance du village chez Placide Rambaud. Enfin, l’un comme l’autre ont participé à des expériences collectives sur des domaines agricoles. En effet, pour faire de la famille Melouga [Le Play 1994] un laboratoire d’expérimentation, « Le Play installe une famille-souche sur son domaine agricole, à Vigen » [Savoye 1981 : 322] quand Placide Rambaud participe, lui, chaque année aux travaux agricoles de sa famille étendue d’Albiez-le-Vieux et participe aussi à l’expérimentation sociale et agricole initiée par Pierre Coutin15 sur son propre domaine.

46Mais, au-delà de ces similitudes entre Le Play et Rambaud, des divergences existent quant à la finalité de leur analyse sociologique. Pour Le Play et ses continuateurs, la recherche doit avoir des effets pratiques en vue d’une réforme sociale tandis que Rambaud a pour objectif de réhabiliter l’image de l’agriculteur et d’en faire la figure de proue de la citoyenneté européenne. Placide Rambaud a vis-à-vis de l’agriculteur un a priori positif. Au paysan borné dans son horizon d’attente il oppose l’agriculteur et l’entrepreneur agricole à parité d’intelligence et de créativité avec les autres professionnels. Cette réhabilitation s’articule à une assertion forte et non discutée : l’agriculteur échapperait au processus d’individuation des acteurs sociaux.

47Pour Placide Rambaud, les agriculteurs sont les orfèvres de l’esprit coopératif et communautaire, du contrat et de la négociation, et donc du lien social. Ils ont toute aptitude à se dépasser eux-mêmes par souci constant des autres. L’agriculteur n’est pas bon par nature mais acquiert cette présence sociale par, et dans, le travail, lequel travail trace des voies humanistes pour la société tout entière. Il en résulte que le monde agricole et rural constitue, pour lui, le socle de la société alors que la France rurale se délite sous ses yeux. Il ne s’agit toutefois pas d’un aveuglement de sa part mais d’une lecture qui, guidée par une posture éthique, l’oriente vers la seule fraction des agriculteurs dotés des ressources économiques et sociales pour pouvoir prétendre à la parité.

  • 16 Henri Desroche, lui aussi prêtre au début de sa carrière, figure parmi les amis les plus fidèles de (...)

48Cette posture éthique, que j’avais qualifiée d’humaniste avant d’avoir décrypté les affinités intellectuelles de Placide Rambaud, s’inscrit dans un héritage renouvelé, et jamais revendiqué comme tel, de la sociologie catholique du premier XXe siècle, dans lequel se retrouvent également certains disciples de Le Play [Serry 2004]. Héritage qui croise les influences durkheimienne et leplaysienne, dans leurs versions flexibles, avec une pointe spiritualiste qui doit beaucoup à une « sociologie de l’espérance » telle que proposée par Henri Desroche [1973]16.

49Pour saisir le procédé par lequel Placide Rambaud inverse le stigmate négatif attaché à la figure du paysan attardé, il faut mettre en lumière la philosophie sociale à l’œuvre dans ses recherches, qui institue le paysanisme en sacerdoce. Cette philosophie sociale est fille de l’espérance, d’une attente qui serait toujours positive pourvu que les acteurs sociaux, et, au premier chef, les entrepreneurs agricoles, fassent leur travail d’acteurs sociaux, c’est-à-dire qu’ils collaborent pour fonder des solidarités professionnelles et civiques. Cette force de l’espérance a conduit Placide Rambaud à penser que le salut social devait passer par les agriculteurs les plus modernisés parce que sa conviction profonde était qu’ils incarnaient l’effort créateur, valeur centrale du catholicisme.

50À l’instar des sociologues catholiques des années 1880-1920, et notamment de Jean Coutrot [Henry 2004], héritier de Le Play et fondateur du Centre d’études des problèmes humains, Placide Rambaud développe une philosophie sociale, sans réelle approche théorique, pour trouver, dans les pratiques des agriculteurs, les principes de la justice sociale. Dans le contexte de la décennie 1960-1970, le pivot de cette justice était la parité. Cela supposait de comprendre et d’accompagner le mouvement de modernisation de l’agriculture en promouvant l’utilité du calcul économique et d’un savoir fondé sur la raison et sur le respect de la personne humaine. Son souci était de dépasser le clivage sociologique et éthique, ce qui est particulièrement visible dans les derniers chapitres de son manuscrit resté inachevé. En cela Placide Rambaud s’inscrit dans la filiation d’une sociologie catholique, que Raymond Aron distingue de la sociologie universitaire :

51La sociologie, bon gré mal gré, s’est trouvée entraînée dans le conflit traditionnel de l’Église catholique et de la Raison, et c’est pourquoi il convient de distinguer en France une sociologie catholique et une sociologie universitaire, celle-ci soumise avant tout à l’influence de Durkheim [1937 : 17].

52Toutefois, entre le jugement de Raymond Aron et les années de recherche et d’écriture de Placide Rambaud, la sociologie durkheimienne a largement triomphé. De sorte que l’œuvre de ce dernier conserve de la sociologie catholique davantage l’esprit que la méthode puisqu’il a su s’extraire de ce que Durkheim reprochait à ses adversaires leplaysiens : la « sociographie microscopique ». Dès lors, on doit plutôt parler d’une résurgence du passé théorique de la sociologie catholique et leplaysienne, reconvertie en un style singulier, fondé sur le rappel permanent de la signification éthique des choix scientifiques, résolument durkheimiens. C’est cette alchimie qui fait que cette œuvre est irréductible à une seule filiation. C’est cette alchimie encore qui a permis à Placide Rambaud d’être le témoin de la compatibilité entre sociologie, paysannerie et prêtrise.

53Au terme de ce retour sur cette période fondatrice de la sociologie rurale et lue à travers le prisme de l’œuvre de Rambaud, on constate que ce qui était imputé à la concurrence inhérente au champ scientifique est en réalité l’effet différé d’un héritage beaucoup plus ancien. Les oppositions entre Mendras et Rambaud s’inscrivent dans des polarités antérieures, entre, d’un côté, une filiation de Mendras avec la sociologie américaine [Pollak 1979 ; Bryant 1989], et, de l’autre, une filiation de Rambaud avec l’École de Le Play et la sociologie catholique. Dans les deux cas, on voit que les théories ont du mal à prendre de la distance par rapport aux formes concrètes de la recherche, qu’elles demeurent à l’état latent ou, au moins, laissent la place à des philosophies sociales, certes différentes les unes des autres mais qui ont en commun de donner la priorité à l’empirisme. Dans un moment où, comme le montre Raymond Aron, la sociologie peine à rompre avec la philosophie sociale qui l’a engendrée, ces deux façons de faire de la sociologie rurale que nous venons d’évoquer révèlent que l’empirisme est bel et bien la priorité.

54En conséquence, l’histoire de la sociologie rurale doit être resituée dans la genèse de la sociologie, comme discipline et comme science. Ces deux façons de faire de la sociologie rurale prouvent que la sociologie continue d’exprimer, à ce moment de son évolution, des positions et des options philosophiques différentes. Au clivage fondateur entre durkheimiens et leplaysiens succèdent d’autres registres d’affrontement, dont fait partie l’opposition Mendras/Rambaud. Ce moment atteste également le caractère académique encore incertain de la sociologie.

55Avant de s’affirmer et de se scinder en différentes écoles de pensée [Ansart 1990], la sociologie a dû se détacher progressivement de sa matrice philosophique et sociale, ce dont témoigne l’émergence des sociologies rurales. C’est dire, sans doute, que la division du travail sociologique en domaines a, par ce retour à l’empirisme, masqué les difficultés qu’a rencontrées la sociologie pour s’arracher à la philosophie. Mais il faudrait recourir à d’autres développements pour le montrer.

56Loin de clore un dossier, en effet, cette contribution se veut surtout un appel à poursuivre des investigations sur les visions et divisions de la sociologie car, ainsi que le soulignait Charles Wright Mills :

57Nulle étude sociale n’a bouclé son périple intellectuel, qui n’est retournée vers les problèmes de biographie et d’histoire, et vers leurs interférences au cœur de la société [1968 : 45].

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Notes

1 Pendant plusieurs décennies, Placide Rambaud et l’ensemble des chercheurs du Centre de sociologie rurale de l’EHESS ont eu la responsabilité de la rubrique « La revue des revues » pour Études rurales.

2 Pourtant ma dette envers lui est immense en ce qu’il m’a appris l’exigence et la rigueur intellectuelles, et la vertu du travail collectif, aussi. En outre, j’ai été chercheure au Centre de sociologie rurale de 1972 à 1990, année de son décès, et date à laquelle le Centre a été dissous.

3 « Henri Mendras a décrit l’impulsion décisive que Georges Friedmann a donnée à ce Centre, de 1948 à 1951, en allouant de grands domaines d’investigation à quelques jeunes chercheurs entreprenants ; il a évoqué l’attraction intellectuelle exercée sur beaucoup d’entre eux par les États-Unis, terre native d’une sociologie empirique professionnalisée dès les années 1920. » [Chenu 2002 : 46]

4 Pour tout ce qui concerne la carrière d’Henri Mendras, on se reportera à la contribution de Bertrand Hervieu et François Purseigle dans ce numéro.

5 Le Centre de sociologie rurale de la 6e section de l’EPHE fut créé en 1965. Auparavant, Placide Rambaud était vacataire au Centre d’études économiques dirigé par Pierre Coutin.

6 Cette remarque repose sur ce que j’ai pu observer. Ainsi, après qu’Henri Mendras fût élu premier Président de l’Association des ruralistes français, Placide Rambaud n’a plus participé aux colloques annuels de cette association que de manière très épisodique. Il m’avait également dissuadée d’accepter des responsabilités au sein de cette association, tout comme, sans jamais le dire, il était réticent à voir certains de ses collaborateurs prendre part aux séminaires du Groupe de sociologie rurale de Paris X-Nanterre.

7 Je ne crois pas que l’inverse vaille pour Henri Mendras : il a construit son œuvre en se démarquant des approches marxisantes des membres de son laboratoire plutôt qu’en référence aux écrits de Placide Rambaud.

8 C’est Henri Desroche qui parle ainsi de « Placide, le taiseux » [1991a : 10].

9 « Et je crois bien que, dans les échauffourées électorales de l’École, ma seule intervention aura été celle que je me suis permise pour solliciter sa promotion hiérarchique à l’étiage d’une sous-direction, bientôt mutée en direction d’études. » [Desroche 1991b : 108] Selon le témoignage d’Émile Poulat, directeur d’études à l’EHESS, Placide Rambaud aurait fait de même pour moi : « Jamais je ne l’ai entendu intervenir en Assemblée des enseignants. Si, paraît-il, en faveur de Rose Marie Lagrave, mais je n’y étais pas. » [1991 : 14]

10 Toutes choses n’étant pas égales par ailleurs, le terme « paysanisme » renvoie à celui d’« ouvriérisme » qui a été utilisé pour qualifier les recherches qui donnent le primat au monde ouvrier et font de la relation entre communisme et classe ouvrière une relation nécessaire [Pudal 2000]. Pour une critique des effets de cet ouvriérisme sur la sous-estimation de l’engagement communiste paysan, voir R.M. Lagrave [2004].

11 Une histoire sociale et scientifique de ces controverses sur l’articulation entre capitalisme et agriculture reste à faire.

12 C’est ainsi qu’après sa mort, j’avais fait une première tentative pour qualifier le type de sociologie qu’il pratiquait. Dans un article intitulé « Sociologie et humanisme », j’avais conclu en ces termes : « L’œuvre et l’homme se mêlent et s’interpellent si intimement que la lecture en est brouillée. L’émotion l’emporte encore trop sur une nécessaire distance pour relire avec détachement une trajectoire inachevée. Un jour viendra où une sociologie de la sociologie rurale lui rendra sa place, toute sa place. Pas un hommage, il l’aurait détesté. Le seul hommage qu’il eût accepté, ce sont les thèses de ses étudiants et notre travail à tous, non pas sur ses traces, non pas dans son sillon, mais encouragés par lui à trouver nos propres voies, nos chemins de traverse, ces chemins de la liberté à laquelle il tenait tant. » [Lagrave 1991 : 63]

13 CFDT, Les dégâts du progrès, Paris, Le Seuil, 1977.

14 Placide Rambaud est mort au moment même où le terme « communauté » était remplacé par celui d’« Union européenne ». Nul doute que ce remplacement aurait brisé chez lui l’espoir de voir un jour se réaliser une communauté d’agriculteurs. Les chapitres de cet ouvrage, annoncés mais non écrits, portaient sur la constitution d’une éthique de l’action fondée sur une morale professionnelle très proche de celle du travail agraire et sur une citoyenneté très proche également des liens de réciprocité et d’échange entre agriculteurs et non-agriculteurs dans les communautés rurales.

15 Directeur du Centre d’études économiques.

16 Henri Desroche, lui aussi prêtre au début de sa carrière, figure parmi les amis les plus fidèles de Placide Rambaud. C’est avec lui que ce dernier organisait les colloques d’Albiez-le-Vieux ; c’est avec lui qu’il avait régulièrement des discussions ; et c’est lui encore qui l’a fait entrer à la VIe section de l’EPHE. C’est aussi Henri Desroche qui m’a conseillé de prendre Placide Rambaud comme directeur de thèse.

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Pour citer cet article

Référence papier

Rose Marie Lagrave, « Filiations intellectuelles et espérance sociale »Études rurales, 183 | 2009, 51-66.

Référence électronique

Rose Marie Lagrave, « Filiations intellectuelles et espérance sociale »Études rurales [En ligne], 183 | 2009, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8917 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.8917

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Rose Marie Lagrave

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