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Globalisations et écologisations des campagnes

Globalisation and the "ecologisation" of rural areas
Marc Mormont
p. 143-160

Résumés


Les transformations des campagnes sont lues ici en termes de territorialité dans un processus historique de globalisation. La globalisation insère toujours plus les espaces ruraux dans des flux à grande échelle (déterritorialisation) mais implique aussi une recomposition des espaces locaux (reterritorialisation). L’écologisation, préoccupation centrale de la sociologie rurale contemporaine, n’est pas un mouvement inverse à celui de la globalisation, mais un mouvement réflexif qui l’accompagne. Trois composantes – les flux, les connaissances et les représentations – interfèrent dans la constitution des campagnes modernes. L’auteur distingue schématiquement trois phases historiques. Une phase de modernisation de l’agriculture, qui rationalise une campagne du « produire ». Une phase de première écologisation, qui recompose les campagnes autour de « l’habiter » et des conflits d’usage. Une phase d’émergence de terrritoires multiscalaires liée à la généralisation des enjeux écologiques et au développement de nouveaux concepts.

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Texte intégral

1 « ÉCOLOGISATION » ET « GLOBALISATION » sont généralement opposées l’une à l’autre. La globalisation serait portée par un projet de libéralisation économique qui passerait par l’intensification et l’élargissement des flux alors que l’écologisation, qui désigne couramment la prise en compte, par les politiques, des préoccupations environnementales, conduirait à rétablir le lien avec le milieu naturel. L’une déterritorialiserait ; l’autre reterritorialiserait.

2Nous souhaitons rompre avec cette schématisation en posant une double hypothèse. Si la globalisation est certes un processus économique, c’est aussi un processus politique, culturel et écologique, et ce sont les interférences, les convergences et les contradictions entre ces différentes dimensions qu’il faut interroger. Si la globalisation consiste surtout en une intensification et un élargissement des flux, elle n’est en fait possible que parce qu’elle recompose les espaces, y compris leurs composantes les plus stables ou immobiles : elle les reconfigure et reconfigure aussi les rapports entre les échelles [Brenner 1999]. En effet, si elle implique le développement d’une mobilité à grande échelle des biens, des personnes et des messages, elle implique aussi un travail « local » à la fois pour créer les conditions de réalisation de ce qui est mobilisé et pour installer les équipements qui permettent d’agir à distance : elle produit ainsi de nouveaux espaces et de nouvelles relations entre les espaces.

3Nous emploierons ici le terme « écologie » dans trois acceptions distinctes mais liées entre elles. Au sens strict, l’écologie est une discipline qui a reformulé l’objet de la biologie en s’intéressant plus particulièrement aux conséquences de l’intervention humaine sur les milieux naturels. L’écologie scientifique (que nous appellerons « écologie 1 ») a donc une dimension critique ou réflexive en ce qu’elle met en évidence les répercussions dommageables que le progrès a sur l’environnement. Ce constat alarmant a été repris par l’écologie politique (« écologie 2 ») pour formuler une critique sociale de la modernisation en vue de procéder à des révisions politiques, et notamment à l’intégration des préoccupations environnementales dans les politiques publiques, ce qui nous ramène à « l’écologisation » [Revéret et al. 1981]. Mais nous employons ici le terme « écologie » dans un sens plus large (« écologie 3 »), qui vise l’ensemble des rapports (pratiques et cognitifs) entre des systèmes socioéconomiques et des systèmes biophysiques. Ces rapports sont d’abord des flux : ainsi, une agriculture hors-sol, comme une ville, comporte une dimension écologique en ce sens qu’elle s’inscrit au croisement de flux multiples (de matières premières, d’énergies et de connaissances) qui la rendent possible.

4Nous partons du principe que ce sont les liens entre ces trois écologies qui sont au cœur des transformations des campagnes.

5Les changements qui affectent les campagnes sont depuis longtemps l’objet de la sociologie rurale. Cette sociologie s’est construite sur l’idée qu’il existe une spécificité rurale, longtemps envisagée comme une spécificité sociale et culturelle, avec le risque d’essentialiser le rural, c’est-à-dire d’en faire une réalité transhistorique possédant des attributs invariables. Considérer les campagnes, dans leur diversité, comme des territorialités – espaces de territorialisation et de déterritorialisation – permet de dépasser ce risque si on met l’accent sur les usages et les représentations, sur les pratiques et les savoirs qui organisent un espace physique pour en faire un territoire. Comme le soulignait le géographe Claude Raffestin [1986], ce qu’il faut questionner c’est le processus de projection humaine dans une nature donnée, projection qui modèle le territoire. L’action humaine n’est pas indépendante des réalités biophysiques, dont elle se distingue, mais elle sélectionne parmi ces réalités celles qui sont pertinentes pour son projet et les reconfigure pour constituer un territoire.

6Ainsi, ce sont les processus de territorialisation qui importent, et c’est dans cette perspective que nous allons appréhender les transformations des mondes ruraux contemporains. Nous faisons l’hypothèse que la spécificité des campagnes tient aux processus de globalisation qu’elles subissent et qui les redéfinissent et redéfinissent leurs relations avec d’autres espaces.

7Au risque d’être quelque peu schématique, nous distinguerons trois périodes historiques, qui vont des campagnes du « produire » aux campagnes de « l’habiter », avant de tenter de qualifier les campagnes contemporaines. Ce sont aussi trois écologies, trois phases de relations entre le monde social, d’un côté, et le monde biophysique, de l’autre, qui construisent des ruralités différentes.

Les campagnes du « produire »

Modernisation et déterritorialisation

8En rupture avec l’agrarisme de l’entre-deux-guerres qui défendait les campagnes contre le progrès industriel, le projet de l’après-guerre vise à faire entrer l’agriculture dans la modernité. Il propose au monde paysan une modernisation technique, mais aussi économique et sociale, et donc une réelle conversion culturelle. Ce projet et ses effets sont au centre de la sociologie rurale, qui va accompagner cette transformation en se focalisant tantôt sur les paysans tantôt sur les « sociétés rurales » mais, dans les deux cas, sur le processus d’intégration à la modernité. Cette intégration prend la forme d’un « contrat » passé entre l’État modernisateur et les paysans attachés à leur métier et à leur terre [Jobert et Muller 1987].

9L’exploitation familiale moderne est la figure de référence de ce compromis qui promet aux agriculteurs modernisés d’accéder aux bénéfices de la modernité. Ce processus de modernisation est une déterritorialisation qui détruit les agricultures paysannes, les arrache à leurs traditions et disqualifie leurs savoirs : il insère les producteurs dans des flux élargis et commandés de l’extérieur, au détriment d’une relation patrimoniale à la terre. Mais c’est aussi une reterritorialisation dans une agriculture familiale modernisée, qui se traduit, dans l’espace, par le remembrement des terres, et, dans la politique, par une cogestion.

10Le premier facteur de modernisation vient de l’industrie agroalimentaire, à laquelle l’agriculture fournit les matières premières. L’agriculture s’organise alors à la fois économiquement (en filières) et professionnellement (en syndicats et coopérations agricoles). Elle devient un métier et cesse d’être une condition. Elle est intégrée aux marchés des produits alimentaires, dont l’expansion réduit progressivement la part des marchés locaux. L’État – national puis européen – en régule la progression et en finance les coûts. Mais il engage en même temps une réorganisation sociale originale, où le lien à la famille et à l’espace local reste fort.

11Le second facteur de modernisation tient au progrès scientifique et technique. Car cette écologie agricole est aussi alimentée par divers flux de savoirs : elle repose sur une activité intense des laboratoires privés et publics et sur des circuits de diffusion des savoirs vers les exploitations via la vulgarisation et le développement agricole. Sur le modèle industriel, on procède au découpage de ces savoirs en objets techniques, c’est-à-dire en objets pouvant être traités comme des facteurs de production dont on peut améliorer l’efficacité dans des régimes de valorisation marchande. Il y a une dynamique épistémologique du savoir agrotechnique qui consiste à détacher un objet de son milieu pour le transformer avant d’en réintroduire des artéfacts plus puissants et de voir comment ce milieu réagit à ces nouvelles exigences. Cette écologie des savoirs biotechniques, centrée sur la maîtrise des espèces et des milieux, inscrit encore davantage l’activité agricole dans des flux transnationaux puisqu’elle permet de la libérer des déterminismes de sol et de climat, d’introduire de nouvelles variétés et de déplacer les productions d’un espace à un autre. Elle induit in fine une transformation de la géographie agricole et rurale, qui se caractérise par une spécialisation croissante des exploitations et des régions, et par une banalisation des paysages les plus rentables et une naturalisation de ceux qui ne le sont pas.

12Cette territorialité, donc inscrite dans une globalisation socioéconomique, comporte une écologie spécifique qui n’est guère questionnée par les sciences sociales de l’époque. Car cette modernisation implique un ensemble de nouveaux liens avec les systèmes bio-physiques, et ces liens sont bel et bien faits de flux nouveaux. La modernisation est technique – tracteurs, engrais, variétés hybrides, sélection animale, pesticides – mais nécessite des énergies fossiles bon marché alors que, précédemment, l’agriculture paysanne produisait elle-même la quasi-totalité de ses sources d’énergie. Engrais et aliments pour le bétail sont également l’objet d’importations massives, ce qui inscrit l’activité agricole dans des circuits internationaux élargis. L’agriculture mobilise de façon accrue des ressources comme l’eau, dont elle devient le principal consommateur dans nombre de régions. L’activité agricole interfère ainsi de plus en plus sur des cycles écologiques longs : elle y augmente les volumes d’azote, de carbone et autres, qu’elle mobilise et fait circuler. Cette nouvelle écologie agricole – flux énergétiques et matériels globalisés – est le pendant de l’élargissement des marchés des produits alimentaires.

13La modernisation agricole, au cœur de la rationalisation de l’espace rural, se globalise donc non seulement dans l’espace économique (les marchés), dans l’espace politique (les organisations, la régulation) et dans l’espace technicoscientifique, mais se globalise également dans l’espace écologique (les flux de matière et d’énergie).

Agriculture et reterritorialisation

  • 1 Les critiques de cette modernisation sont multiples, mais, curieusement, c’est d’abord aux États-Un (...)

14La modernisation agricole est aussi un processus politique qui recompose les représentations : on voit s’affirmer un groupe social, porte-parole des campagnes, capable d’unité, de négociation et de cogestion. L’agriculture moderne est sous l’emprise croissante d’une industrie et sur un « tapis roulant technologique » [Schnaiberg 1980] qui l’ouvre de plus en plus au jeu de la concurrence, des importations et exportations, de la spécialisation1. Cette intégration ne peut cependant se faire qu’en transformant la campagne, en l’équipant de ce qui permet de la globaliser, ce qui oblige à prendre en compte une part de ce dont elle hérite. C’est cette recomposition qui va redéfinir le rural en mêlant passé et futur dans une nouvelle territorialité.

  • 2 Ce paradoxe est au cœur de la sociologie rurale, et peut-être même de la sociologie tout court, ave (...)

15Il est donc paradoxal que la modernisation des campagnes s’appuie sur des spécificités sociales et culturelles préexistantes2. La coopération agricole qui se développe pour organiser les producteurs en filières repose sur d’anciens réseaux de solidarité. Les agriculteurs modernistes reprennent la place des notables ruraux dans les réseaux politiques [Bages et Nevers 1978]. Les mouvements ruralistes, en particulier la JAC, affirment en même temps et la modernité et la défense des « valeurs rurales » [Mormont et Mougenot 1988]. La modernisation inclut la tradition autant qu’elle l’exclut. De même, les savoirs traditionnels sont sélectionnés en fonction de l’intérêt qu’ils présentent dans la valorisation industrielle.

  • 3 Il reste à analyser la manière dont les divers États européens ont construit ce monde rural et ont (...)
  • 4 La modernisation de l’agriculture renvoie en effet à un effort de cohésion sociale répondant aux di (...)

16Le fait même que la modernisation soit un projet politique confère à l’agriculture une place spécifique : elle reste une figure importante de la nation3. Elle a donc un rapport étroit avec la territorialité des États modernisateurs4. Les agriculteurs modernistes tendent à occuper le devant de la scène ; ils acquièrent un poids politique important dans les campagnes [Bages et Nevers 1978]. Ce qui se traduit par des dispositifs législatifs et par des pratiques de défense des intérêts agricoles, notamment dans le domaine foncier (SAFER) ou dans la gestion des ressources en eau (irrigation). Ces dispositifs assurent aux agriculteurs une quasi-exclusivité d’usage de l’espace rural, au risque d’être isolés dans ce que Marcel Jollivet appelle « le ghetto paysan » [Jollivet et Mendras eds. 1971].

  • 5 Si de nombreuses recherches ont montré le déclin général des agriculteurs dans le personnel politiq (...)

17Ainsi, la globalisation dans laquelle entrent les activités agricoles correspond à un mouvement fort de reterritorialisation : l’agriculture accroît en quelque sorte son emprise sur le territoire, dont elle devient le représentant presque obligé. Les campagnes, dans cette phase de modernisation, disposent de formes propres de représentation politique à travers l’intégration de la profession agricole dans des réseaux politico-administratifs5. À l’inverse d’une vision qui opposerait « tradition » et « modernité », on a plutôt affaire à une capture sélective et transformatrice de traditions par des réseaux modernisateurs. La dynamique du « produire » est sélective et structurante, mais elle valorise une part de l’existant, créant ainsi une sorte d’ambigu ïté culturelle entre défense (résistance ou passéisme) et promotion (progrès ou destruction).

  • 6 L’unité du monde rural peut toujours être discutée, mais, dans la représentation associée à la mode (...)

18Dans cette étape, en France surtout peut-être, l’agriculture reste donc centrale dans la représentation du monde rural. C’est que le monde agricole, y compris pour revendiquer sa place dans l’espace social et son intégration dans la modernité, réaffirme constamment sa spécificité et son passé agraire : en témoigne le recours récurrent au terme « paysan » dans les manifestations [Champagne 1984]. Et là où existaient des « sociétés paysannes », il existe désormais un « espace rural »6, qui est d’abord rationalisé par la logique du « produire ». Il y a donc reterritorialisation sélective du fait que l’intégration aux marchés et aux processus de décision politique supranationaux reconstruit une réalité rurale, à la fois objet de science et d’action publique.

Ouvertures

19La modernisation, c’est aussi l’attrait des villes qui dépeuple les campagnes tout en renforçant le poids de l’agriculture car, pour une grande partie des nouveaux citadins, la campagne conserve une image attractive. On continue à identifier le rural à un mode de vie, que l’on regrette ou que l’on approuve la dissolution des « sociétés rurales ».

20Aussi la logique du « produire plus » va restructurer la géographie agricole : elle spécialise les exploitations et les régions, élevant certaines activités au rang d’industrie, en reléguant d’autres à l’arrière-plan. Cette marginalisation est une autre dimension de la territorialité nationale de cette époque – le fameux désert français –, et elle sera traitée au nom du principe démocratique de l’équité territoriale prévalant dans les efforts de développement régional et de développement des services publics (éducation, santé, etc.). On commence en effet à chercher des voies autres qu’agricoles, destinées à compenser le déclin de l’emploi. Un appel se fait donc pour que d’autres populations et d’autres activités viennent remplir le vide créé par la modernisation.

21Cette phase – qui irait de 1950 à 1975 – correspond donc à une globalisation spécifique, et c’est son écologie (« écologie 3 ») qui est déjà la plus globalisée, plus même que son économie. Mais cette globalisation écologique reste cachée parce que chercheurs et acteurs publics ne voient que ce qui est disputé et rendu visible par la politique agricole et rurale. Celle-ci inscrit les ruraux dans des réseaux nationalement structurés par l’impératif du « produire » et de l’efficacité, selon une rationalisation qui est vécue, non sans contradictions et critiques, comme un processus d’émancipation de la profession agricole et de l’espace rural.

22Toutefois cette modernisation appelle déjà d’autres flux, d’autres investissements, d’autres territorialisations.

Les campagnes de « l’habiter »

  • 7 Il est clair que ces deux phases se superposent et se combinent de manière spécifique dans chaque p (...)

23La deuxième période historique7 va bousculer cette construction du rural-agricole. De nouveaux flux et représentations se recomposent à partir du point de vue de « l’habitant », entendu comme celui qui vit dans l’espace rural et non de l’espace rural.

Rurbanisation et écologie de « l’habiter »

24Dès le milieu des années 1970, les campagnes se repeuplent. En effet, cette période voit émerger les résidences secondaires et le tourisme rural. Des vagues de retraités quittent les villes. C’est le début de la contre-urbanisation aux États-Unis et de la rurbanisation en France [Bauer et Roux 1976]. Ce sont aussi les « vaguelettes » du retour à la nature [Léger et Hervieu 1979].

  • 8 Ce terme revient via l’anglais « amenities ». La société britannique accorde une priorité particuli (...)

25Une nouvelle territorialité quotidienne se profile : celle qui permet d’être à la fois homme de la campagne et homme de la ville. L’opposition ville-campagne se réactualise mais s’inverse en quelque sorte par la mise en avant des « aménités »8 campagnardes, qui contrastent avec les nuisances et pollutions urbaines. Ce basculement a partie liée avec une nouvelle sensibilité aux questions environnementales.

  • 9 P. Rambaud [1969], en France, et J. Rémy [Rémy et Voyé 1975], en Belgique, développent, dès les ann (...)

26Un facteur majeur de ce bouleversement tient au développement des moyens de communication (automobile et télévision). La campagne devient accessible sans qu’il faille renoncer à la ville, dont les atouts (produits de consommation, services) parviennent également jusqu’aux ruraux. C’est ce qu’on appelle alors, en termes géographiques, « l’urbanisation des campagnes »9, qui accroît les flux de personnes, de biens et de messages. Il s’ensuit une homogénéisation progressive des modes de vie et de consommation sur l’ensemble du territoire, car c’est bien la réalité et les symboles de la modernité qui font cette homogénéité, celle « du formica et du ciné » (voir la chanson « La montagne » de Jean Ferrat).

27La modernité est désormais disponible partout et pour tous, comme si l’espace était devenu indifférent. Mais ces flux qui transcendent villes et campagnes sont aussi mouvement de retour. Mouvement de retour qui peut être illustré par la réhabilitation du petit patrimoine rural, la redécouverte des vieilles fêtes et des vieilles pierres, la revalorisation des produits locaux et des recettes traditionnelles. Ce qui était jusque-là un privilège aristocratique puis bourgeois – avoir une résidence secondaire – se démocratise. On passe d’une territorialité traditionnelle, qui superposait espace physique, activité et identité, à une territorialité moderne, qui sépare l’espace de « l’habiter » de celui du « produire ».

  • 10 L’homogénéisation culturelle, celle des codes d’évaluation, ne produit pas non plus une homogénéité (...)

28Cette « homogénéisation », qui fait de la campagne un espace inclus dans la ville – la ville étant alors étendue à tout l’espace –, inscrit les campagnes dans des flux de personnes et de messages communs à tous, mais ne produit pas pour autant une indistinction des espaces. Si elle homogénéise les pratiques10, elle redifférencie l’espace. Elle fait même des espaces ruraux des espaces disputés à l’échelle de la société globale, et fait des produits du terroir des produits convoités par tous.

29La première tension qui vient à l’esprit est certainement celle d’une opposition entre naturalisme et utilitarisme. Toutefois ce n’est pas aussi simple que cela car les naturalistes ne s’opposent pas seulement aux agriculteurs mais s’opposent aussi aux chasseurs, au tourisme de masse, aux autoroutes et autres. C’est que l’espace rural est aussi devenu nature, refuge de vie sauvage, d’espèces menacées. On passe du rural à l’environnement [Mathieu et Jollivet eds. 1989].

30Les « aménités rurales », si elles représentent, pour les citadins, tous les attraits de la campagne, drainent avec elles les divisions sociales et culturelles de la ville. L’espace devient un enjeu social qui oppose des catégories de populations reconstruisant chacune une campagne selon leurs attentes. Le paysage n’est pas le même pour tous les touristes selon qu’ils recherchent, dans l’espace de loisir, la distinction ou la distraction, une sociabilité festive ou une sélection élective [Mormont 1978].

31Il y a désormais, face à la nature maîtrisée de l’agriculture moderne, quantité de natures urbaines qui entrent en tension avec elle.

Reterritorialisations et écologies de «l’habiter»

  • 11 Les deux zones du Parc naturel régional de Lorraine illustrent bien cette dualité : l’une, à l’est, (...)

32Le modèle de territorialité locale qui émerge de ces processus est celui du Parc naturel régional. C’est souvent un territoire qui a été tenu à l’écart des forces modernisatrices – pour des raisons de marginalité ou dans le souci de conserver des patrimoines urbains11 – et qui a donc gardé une physionomie et une écologie particulières. Mais cette différence ne vaut que parce qu’elle est recodée en termes de nature, de paysage, d’architecture et de tradition et qu’elle est investie par de nouveaux acteurs et de nouveaux usages. Les parcs naturels régionaux mélangent des intérêts de nature et des intérêts de culture, des intérêts agricoles et des intérêts touristiques [Micoud 2007]. Mais ce que certains prennent pour une réhabilitation ou une « renaissance » [Kayser 1989] est plutôt une nouvelle construction, l’insertion de territoires dans des espaces de valorisation multiples et exogènes aux espaces concernés. Apparaissent alors des acteurs intermédiaires, agents de développement et autres, qui assurent ces médiations.

33Dans cette dynamique, il n’y a plus de « sociétés rurales » : il y a « une ruralité ». Ce déplacement sémantique signifie que le rural ne désigne plus un groupe social lié à un espace par une culture, une façon de vivre et de produire. La ruralité, ce sont désormais des « qualités » et non plus des hommes. Il n’y a pas affrontement entre ruraux et urbains, même si, localement, les acteurs peuvent se revendiquer tels, mais la question qui se pose est celle du « comment être rural » [Mormont 1990].

34Cette phase de globalisation est donc nouvelle à plusieurs titres. Si la modernisation agricole était sectorialisante et hiérarchisante et tendait à la monofonctionnalité des espaces, cette nouvelle étape inscrit progressivement l’espace rural dans des registres de valeur multiples, dont chacun a sa dynamique propre. Cette globalisation est donc pluridimensionnelle, et l’espace local devient problème et projet : problème parce qu’il faut concilier les usages et les priorités ; projet parce que, désormais, c’est dans le temps projeté (et non plus dans l’espace hérité) que se trouvent les possibles « identités locales ».

  • 12 Il s’agit d’une étude qui vise à apprécier les conséquences environnementales d’un projet pour en l (...)

35L’écologie scientifique fournit une grille d’interprétation. C’est l’écologie des écosystèmes, portée d’abord par les proches de la perspective naturaliste. Dans sa version militante, cette écologie combat avec force les dommages que l’activité humaine inflige aux milieux naturels. Le mot clé de cette discipline est « capacité de charge » : il s’agit de la capacité d’un écosystème à supporter des perturbations sans se dégrader. C’est là que l’expertise écologique entre en scène : elle acquiert peu à peu une légitimité dans les politiques d’aménagement. Les associations environnementales, bien qu’elles ne soient pas unifiées politiquement, suscitent des conflits locaux dont la multiplication a une influence politique. Et l’outil essentiel du combat, progressivement inscrit dans la loi et dans la pratique administrative, est l’étude d’impact12, dans toutes ses variantes. Cette écologie repose sur une opposition implicite entre « espace naturel » et « espace anthropisé », entre « nature » et « technique ». Elle justifie le partage de l’espace, les mesures de protection, les réserves naturelles et les parcs, les luttes contre les grandes infrastructures. Cette écologie, qui se bat aux frontières, accélère la publicisation des campagnes, c’est-à-dire la mise en discussion publique des choix d’aménagement et de développement des régions rurales [Hervieu et Viard 1996]. C’est néanmoins une écologie localisée, qui se focalise sur des enjeux territorialement circonscrits.

  • 13 Vont s’ensuivre, dans les années 1990, une multitude de modèles d’agriculture (biologique, intégrée (...)

36L’agriculture modernisée va longtemps éviter cette écologisation qui la prend en quelque sorte à revers. De fait, elle garde un tel poids politique et symbolique que, dans sa mise aux normes environnementales, elle continue de privilégier les impératifs économiques sans réellement modifier ses systèmes de production, et ce d’autant moins qu’ils sont fortement industrialisés [Billaud 2004]. C’est plutôt aux marges, dans des espaces et secteurs délaissés (zones humides, de montagne, etc.), que s’engagent des efforts de conciliation entre pratiques agricoles et exigences de protection, dans des formes de collaboration tâtonnante où manquent le plus souvent les savoirs multiples qui feraient de cette agriculture une agriculture « intégrée »13, c’est-à-dire une agriculture modulée à la fois sur des enjeux environnementaux et sur des enjeux de production.

37Cette phase de globalisation n’est donc pas homogénéisation et indistinction des espaces. Elle ravive au contraire les distinctions, les spécificités. Mais celles-ci n’opposent plus tellement un espace urbain, moderne, à un espace rural, arriéré. Les différences qui prennent du sens viennent de la multiplicité des emprises sur le territoire : celle de la nature, celle du tourisme, celle de la résidence. Les forces industrialisantes continuent à régir de vastes espaces (céréaliers notamment), à les banaliser et à les vider de toute pratique autre que productive. Ailleurs, c’est le tourisme de masse qui maintient son emprise urbanisante, ou alors c’est la ville qui gagne sur le rural proche. Mais aux interstices de ces emprises fortes, la conservation de la nature rogne l’espace agricole, et les « patrimoines » prétendent organiser l’espace et le développement. Chacun de ces vecteurs inscrit tel ou tel « espace » dans un réseau institutionnel sectoriel doté de ses propres outils de gestion, de ses propres acteurs et porte-parole, de sa propre expertise. S’ensuivent de nombreuses zones de conflits et, parfois, de convergences.

38La territorialité qui émerge de cette phase de globalisation multiplie, pour les individus comme pour les groupes, les inscriptions territoriales. La localité, devenue la principale préoccupation de la sociologie rurale, est si multiple qu’elle interdit toute généralisation. Cette territorialité est fortement encouragée par une mobilité généralisée qui permet aux individus différentes insertions séparées, mais qui inscrit chacune d’elles dans un réseau spécifique (de production, de nature, de loisir, de culture, etc.). Chaque espace se spécifie alors par son insertion dans différents « secteurs » et par la manière dont il gère les tensions et convergences pour parvenir à un « bien commun territorial » [Lascoumes et Le Bourhis 1998].

  • 14 Une autre interprétation possible de cette revalorisation serait celle d’un retour ou d’une renaiss (...)

39Mais les mobilisations écologiques cessent progressivement de se référer au passé et aux héritages : elles se définissent de plus en plus en termes de projections dans l’avenir et de « construction » d’espaces locaux renouvelés, qui s’articulent autour de divers domaines de valorisation (tourisme, nature, services). Dans l’économie agricole, on assiste aussi, à côté de l’industrialisation banalisante, à l’émergence de sous-secteurs qui articulent des marchés globaux à des territoires spécifiques. La diversité ancienne des produits locaux est l’objet de nouvelles formes de valorisation compétitive soumises à des conventions14. C’est l’heure des produits de niche, de « l’économie de la qualité » [Allaire 2002], qui relient des savoirs et espaces spécifiques à des marchés étendus.

40La globalisation n’est pas qu’homogénéisante ; elle reproduit de la diversité pourvu qu’elle puisse inscrire ses produits dans des réseaux de valorisation. Elle recrée ainsi de la localité. Cette dynamique est très ambiguë, oscillant entre défense de savoirs locaux et conquête de marchés mondiaux, défense d’un patrimoine et valorisation d’un actif.

41Nous avons émis l’hypothèse que le moteur de cette globalisation et de la localisation des enjeux qui en découle se trouve avant tout dans la présence active, sur le territoire, de différents groupes attachés aux espaces qu’ils occupent. Cet investissement affectif tient à la qualité de vie qu’offrent ces espaces. S’il est individuel, cet investissement prend aussi des formes collectives dans l’action et ses justifications (en termes d’écologie et de patrimoine) [Mormont 2006]. Et il est lié à des circulations élargies de sens et de connaissances scientifiques et techniques.

Les campagnes globalisées

  • 15 Nous employons ici le terme « réflexivité » au sens de U. Beck, qui voit là non pas un processus in (...)
  • 16 La sociologie récente de l’environnement a mis en avant le concept de « flux environnemental » [Mol (...)
  • 17 La prévention des risques sanitaires entraîne une nouvelle globalisation via une normalisation qui (...)

42C’est effectivement à partir de l’écologie – et, précisément, dans le passage du cognitif au politique – qu’il convient de décrire la phase actuelle, et c’est surtout à partir des conséquences écologiques des deux phases précédentes que cette dernière phase se constitue, contribuant ainsi à une nouvelle étape de réflexivité15. Les « flux environnementaux »16 mobilisés par l’agriculture modernisée (énergie, azote, eau) produisent des rejets, des pollutions et des nuisances, en même temps que la technique transforme profondément le paysage. La première globalisation avait inscrit l’agriculture dans l’univers des échanges mondiaux de produits et de matières premières. La deuxième globalisation en avait perçu les impacts mais les avait traités dans leurs manifestations locales, perceptibles dans l’écologie de « l’habiter ». De nouvelles connaissances permettent désormais de prendre conscience des pollutions à grande échelle et, depuis peu, des risques technologiques (sécurité alimentaire17, pesticides, OGM). Les affaires que suscitent ces incidents environnementaux ne sont plus seulement locales, ni traitées de façon locale uniquement. Elles prennent une dimension planétaire tant par le jeu du marché – les crises alimentaires justifient une action publique internationale – que par l’action civique des organisations militantes, qui commencent à s’unifier au niveau international [Borras et al. 2008].

43La conservation de la nature elle-même, jusque-là centrée sur des enjeux localisés (parcs, réserves, etc.), se réfère de plus en plus à des enjeux transnationaux : il est symptomatique que la directive Oiseaux de 1979 (qui débouchera sur le programme Natura 2000) se soit tout d’abord construite en référence aux migrations transnationales d’oiseaux, qui sont aussi un « flux environnemental ». Plus récemment, ce sont les espèces invasives liées à d’autres migrations, touristiques ou commerciales, qui mobilisent l’action publique environnementale. Nombre d’espaces ruraux accèdent alors au statut d’un enjeu perçu comme global, faisant appel à des réseaux transnationaux de connaissance et de militance. Une nouvelle écologie des campagnes se met en place, qui confronte l’agriculture aux conséquences globales de sa modernisation.

44Ces constats trouvent une traduction politique. La directive Eau de l’Union européenne, comme le programme Natura 2000, enclenche une nouvelle forme d’action publique en définissant une ambition générale (le bon état écologique des eaux) et en créant de nouvelles institutions de gestion (le bassin versant) qui viennent bousculer la gestion sectorielle de l’eau et les privilèges locaux. À nouveau, ce sont des flux transcendant les frontières qui sont en cause ; leur prise en compte se fait globale, dans des politiques européennes qui imposent non pas des normes mais des objectifs et des procédures, ce qui donne lieu à des « localités » nouvelles, tels les bassins hydrographiques.

  • 18 Les travaux du Millenium Ecosystem Assessment reflètent bien cette transformation : rompant avec l’ (...)

45Ces politiques globalisantes s’appuient sur de nouveaux concepts comme celui de « réseau écologique » ou encore sur l’évaluation des services écosystémiques en fonction de la biodiversité18. Les interactions entre les écosystèmes et les activités humaines, jusque-là équilibrées, cèdent la place à l’instabilité, la variabilité et le changement. Il y a donc bien globalisation écologique, mais il ne s’agit pas là d’une globalisation qui, d’en haut, impose des normes : elle autorise au contraire une multiplicité d’arrangements locaux qui doivent être rapportés ou connectés à des enjeux définis à d’autres échelles. Cette nouvelle phase de globalisation assigne aux espaces locaux la prise en charge des enjeux globaux : elle se fait à travers des forums qui mélangent étroitement écologie scientifique et écologie politique, que ce soit au plan mondial (GIEC, MEA) ou au plan local [Billaud ed. 2002 ; Mélard ed. 2008].

  • 19 Il existe aussi des stratégies d’action d’organisations agricoles et paysannes, qui tentent, à trav (...)
  • 20 Le secteur des produits locaux est lui-même traversé par des logiques différentes selon qu’il est c (...)

46La globalisation économique, elle aussi, est autre chose que l’internationalisation de l’économie ou l’extension des marchés. Elle est plutôt la réduction progressive des régulations étatiques au profit d’une libéralisation. Les activités agricoles de la plupart des pays développés sont de moins en moins protégées et soutenues financièrement. L’objet ici n’est pas de faire une économie politique de l’agriculture globalisée, qui se déclinerait d’ailleurs de façon très différente selon les secteurs et les régions. La valorisation des productions agricoles passe de plus en plus par des firmes transnationales qui pilotent l’ensemble de la production (depuis la génétique jusqu’à la transformation), que ce soit par des techniques proposées ou par des normes imposées (sécurité alimentaire). C’est une menace pour les secteurs de production et d’exportation des pays développés (États-Unis, Europe), à laquelle ils ne peuvent répondre qu’en se lançant dans de nouveaux paris technologiques et industriels (dont les agrocarburants, en attendant d’autres valorisations manufacturières). Les producteurs agricoles ne peuvent résister19 que par des stratégies de relocalisation20, lesquelles prennent différentes formes : recréation de réseaux de proximité avec les consommateurs ; récupération du soutien et de la protection au nom de l’environnement (« green box » des négociations de l’OMC).

47La construction de nouvelles relations avec les consommateurs remet l’alimentation au cœur des préoccupations des sociologues ruraux à travers le concept de « food system » [Marsden et Murdoch eds. 2006]. Raisonner en termes de « food system », c’est notamment mettre en évidence toutes les médiations sociales, culturelles et politiques nécessaires à la création d’institutions agroalimentaires localisées. Mais ces nouveaux réseaux débordent aussi largement les structures étatiques, soit qu’ils se définissent comme purement locaux à travers de nouvelles relations ville-campagne (voir les AMAP en France), soit qu’ils se constituent en réseaux internationaux d’appui (voir le mouvement Slow Food), soit enfin qu’ils combinent les deux registres.

48Pour comprendre la territorialisation de l’action publique, qui intéresse au premier chef les sciences politiques, il faut tenir compte de la difficulté qu’il y a à donner une traduction locale à des objectifs globaux [Douillet 2003]. C’est que les incertitudes sont nombreuses (techniques, économiques et écologiques) et qu’elles se renforcent mutuellement.

49Les territorialités qui caractérisent les campagnes globalisées se transforment en conséquence. André Micoud [Fourny et Micoud 2002] observe, non sans humour, que les espaces qui prennent du sens doivent tous leur existence à leur « ex-» : ce sont des espaces exceptionnels, exemplaires ou expérimentaux, bref des espaces qui doivent tous leur identité aux connexions qui s’établissent entre eux et des flux de significations qui vont bien au-delà du local. Ce qui les constitue – souvent sous les traits du patrimoine –, c’est le sens que prennent des composantes locales par rapport à des enjeux posés à d’autres échelles. Ce qui se tisse donc, ce sont des territorialités qui résultent de la conjonction entre ces espaces et des énoncés qui circulent entre des institutions et des acteurs non localisés. Le territoire local n’est plus défini par une position dans une hiérarchie, ce qui permettait de parler d’enjeux locaux par rapport à des enjeux de niveau supérieur ; c’est un espace singulier et situé à l’intersection de différentes lignes de force et d’énonciation.

50Dans un article récent, Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz [2008] montrent par exemple le développement simultané de plusieurs réseaux transnationaux qui relient des collectivités rurales suisses à d’autres espaces de montagne. Derrière une référence commune à la montagne apparaissent différents projets, de nature politique, économique, humanitaire ou culturelle. Chacun de ces réseaux est composite et construit différemment l’espace de la collectivité locale en reliant à sa manière les enjeux locaux aux enjeux plus généraux.

Reterritorialisations rurales

51Trois aspects des nouvelles territorialités rurales qui se dessinent ainsi peuvent être soulignés.

52Premièrement, dans les espaces ruraux issus de ces processus, la connaissance joue un rôle prépondérant. C’est à partir des énoncés qui permettent de se prononcer sur la qualité, les potentialités et les risques inhérents à ces espaces que ces derniers vont se construire et se gérer. Il s’agit de savoir quelle place ils pourront occuper à l’intersection des deux dynamiques de globalisation : économique et écologique. Cette place dépendra de la manière dont on combinera ces deux dynamiques et dont on utilisera les connaissances scientifiques et les savoirs pratiques. Cela confère aux scientifiques et aux usagers ainsi qu’aux intermédiaires un rôle central dans le devenir des espaces ruraux [Steyaert et al. 2007 ; Mélard ed. 2008]. C’est ici que se joue la redéfinition de formes d’agriculture capables de prendre en compte à la fois le discours scientifique et les connaissances tacites des agriculteurs.

53Deuxièmement, les espaces ruraux seront de plus en plus le théâtre de conflits, non seulement entre intérêts économiques, d’un côté, et intérêts écologiques, de l’autre, mais aussi entre intérêts écologiques divergeant entre eux. La querelle autour des éoliennes qui défigurent le paysage montre bien que deux prétentions écologiques peuvent s’opposer. Il en va de même des agrocarburants ou du bilan écologique des produits agricoles locaux.

54Dès lors, cette globalisation écologique est de nature à recréer les conditions de nouvelles territorialisations qui résulteront d’un double jeu de croisements. Tout d’abord se croisent des activités sectorialisées, activités agricoles, d’un côté, activités de services, de l’autre, dans les parcs naturels régionaux, par exemple. Ensuite se croisent des échelles différentes : politique internationale de protection d’une espèce menacée, d’un côté, enjeux locaux de chasse, de l’autre. Le défi politique consistera à définir l’échelle de traitement des problèmes. Mais, dans un contexte de forte incertitude, le défi principal sera cognitif. Quelles connaissances seront requises pour des activités et des espaces qui doivent justifier de leur viabilité à différentes échelles [Steyaert et al. 2007] ? Cette deuxième écologisation des campagnes contient deux paramètres qui interfèrent constamment : celui de l’échelle de traitement des enjeux, et celui de la combinaison de savoirs hétérogènes en vue d’innover.

Perspectives

55On peut, avec Jean-Paul Billaud, voir la modernisation agricole comme un dispositif, à savoir l’articulation d’une série hétérogène d’énoncés, de techniques et de modalités d’échange, articulation qui a formé le cadre d’« entrée en modernité du paysannat et qui, dans le même temps, construit un nouveau type de ruralité » [2004 : 112]. La dynamique qui se met alors en place est à la fois une dynamique de déterritorialisation des sociétés paysannes et une dynamique de reterritorialisation : l’espace rural, rationalisé par « le produire », s’affirme, mais il combine, tant techniquement que politiquement, des éléments hérités aux apports des sciences et des techniques, et aux formes modernes d’organisation. Cette dynamique est aujourd’hui, sinon épuisée, du moins fragilisée par la libéralisation et par l’emprise accrue des savoirs biotechniques. Cette ligne de force continue sur sa lancée d’artificialisation de la production et de rationalisation, qui, à terme, risquerait d’entraîner la disparition de l’activité agricole de nos régions [Blank 1998].

56Si cette modernisation inscrivait l’activité agricole dans un réseau de flux matériels préjudiciables à l’environnement (prélèvements sur les ressources fossiles, sur les espaces agraires du Sud, rejets polluants), dans le même temps, en vidant l’espace rural de sa population, elle l’ouvrait à de nouveaux investissements dans un cadre de vie qui, grâce à l’écologie scientifique, devenait soudain très attractif. La première phase d’écologisation se posait ainsi en réaction à la modernisation.

  • 21 Il est vrai que les pays européens continuent de concevoir la négociation climatique comme une négo (...)

57Mais cette dynamique, d’abord localisée, se globalise elle aussi. L’écologie scientifique s’allie aujourd’hui à l’action politique pour montrer que ces flux mobilisés par la modernisation affectent tous les cycles écologiques et les écosystèmes. Cette globalisation de l’écologisation est rendue possible par une autre globalisation, qui est celle des connaissances, c’est-à-dire par le développement de dispositifs d’observation, d’analyse, de communication et de traitement des données qui permettent une description « globale ». Il est significatif que ces nouveaux dispositifs (comme le GIEC ou le Millenium Ecosystem Assessment) se développent très largement en dehors des appareils étatiques, par des coopérations entre réseaux scientifiques, associations et agences internationales. De même, on constate que l’action collective, par exemple en matière de climat, se développe aussi sur ce modèle du réseau transversal21, associant des collectivités locales, des ONG et des acteurs transnationaux. Ces processus ont principalement été considérés jusqu’ici comme une forme d’action publique ou de gouvernance. Mais ils traduisent en fait la recherche de nouvelles territorialités qui se situeraient entre une territorialité globale sans institutions et des mosa ïques d’espaces locaux.

58Le devenir des campagnes se trouve alors lié à la manière dont des enjeux globaux, portés par des acteurs transnationaux multiples, vont se territorialiser, et se trouve lié au rôle que ces espaces locaux vont tenir dans la prise en charge de ces enjeux. Cette reterritorialisation ne se fera que par la production de nouvelles localités : celles-ci devront élaborer des configurations originales de pratiques reliant ces enjeux globaux aux spécificités matérielles et culturelles des espaces.

59L’écologie des savoirs devient alors cruciale : s’agira-t-il de savoirs exogènes, commandés par une volonté de maîtrise et de rationalisation accrue, ou de savoirs partagés et mis au service d’objectifs renouvelés qui réconcilient « l’habiter » et « le produire » ?

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Notes

1 Les critiques de cette modernisation sont multiples, mais, curieusement, c’est d’abord aux États-Unis que cette critique est formulée en termes d’écologie politique. A. Schnaiberg [1980] dénonce en effet la mobilisation croissante des ressources naturelles par la technologie pour remplacer le travail humain dans une course sans fin à la productivité. En France, la sociologie rurale [Jollivet 1997] a aussi eu une position critique, mais avant tout du point de vue des effets de la modernisation sur les couches paysannes. D’autres critiques anticipent la crise environnementale mais restent largement en dehors du débat sociologique.

2 Ce paradoxe est au cœur de la sociologie rurale, et peut-être même de la sociologie tout court, avec ses binômes fondateurs que sont « tradition et modernité », « communauté et société », etc.

3 Il reste à analyser la manière dont les divers États européens ont construit ce monde rural et ont donné aux agriculteurs une place spécifique dans leur symbolique nationale.

4 La modernisation de l’agriculture renvoie en effet à un effort de cohésion sociale répondant aux divisions sociales et idéologiques de l’entre-deux-guerres.

5 Si de nombreuses recherches ont montré le déclin général des agriculteurs dans le personnel politique local [Rambaud 1972], il n’en reste pas moins que, proportionnellement, ils demeurent surreprésentés [Nevers 1990]. L. Wylie [1962] et G. Wright [1967] indiquaient déjà l’importance de l’engagement en politique des jeunes agriculteurs modernistes dans les années 1950.

6 L’unité du monde rural peut toujours être discutée, mais, dans la représentation associée à la modernisation, le monde rural acquiert une unité symbolique, qui se traduit d’ailleurs par la multiplication et la vitalité des « mouvements ruraux ».

7 Il est clair que ces deux phases se superposent et se combinent de manière spécifique dans chaque pays. Ainsi, la Belgique et les Pays-Bas ont connu une industrialisation et une urbanisation plus précoces que la France.

8 Ce terme revient via l’anglais « amenities ». La société britannique accorde une priorité particulière à ces « aménités campagnardes ». Pour plus de précisions, voir P. Lowe et al. [2002].

9 P. Rambaud [1969], en France, et J. Rémy [Rémy et Voyé 1975], en Belgique, développent, dès les années 1960, une sociologie de cette « urbanisation des campagnes » moins axée sur l’agriculture et l’économie que sur les dynamiques culturelles liées à la mobilité.

10 L’homogénéisation culturelle, celle des codes d’évaluation, ne produit pas non plus une homogénéité sociale car les nouveaux codes créent leur propre système de différences. Sur la diversité des trajectoires et formes d’appartenance, voir l’excellente thèse de Yannick Sencébé [2001].

11 Les deux zones du Parc naturel régional de Lorraine illustrent bien cette dualité : l’une, à l’est, est un espace de loisir citadin ; l’autre, à l’ouest, comprend des territoires délaissés et désertifiés.

12 Il s’agit d’une étude qui vise à apprécier les conséquences environnementales d’un projet pour en limiter les impacts négatifs.

13 Vont s’ensuivre, dans les années 1990, une multitude de modèles d’agriculture (biologique, intégrée, raisonnée, de précision, voire paysanne) qui, tous, prétendent détenir la clé de l’intégration possible des préoccupations environnementales dans les systèmes de production.

14 Une autre interprétation possible de cette revalorisation serait celle d’un retour ou d’une renaissance des cultures paysannes fondées sur l’autonomie [van der Ploeg 1994].

15 Nous employons ici le terme « réflexivité » au sens de U. Beck, qui voit là non pas un processus intellectuel mais un processus social de confrontation de la modernité à ses propres conséquences [2001].

16 La sociologie récente de l’environnement a mis en avant le concept de « flux environnemental » [Mol et van den Burg 2004].

17 La prévention des risques sanitaires entraîne une nouvelle globalisation via une normalisation qui se développe, à l’échelle européenne (normes EurepGap) puis mondiale, sous l’égide du secteur de la distribution.

18 Les travaux du Millenium Ecosystem Assessment reflètent bien cette transformation : rompant avec l’idée de protection/conservation, ils mettent en évidence les fonctionnalités des écosystèmes à différentes échelles. La nature devient objet de gestion, d’arbitrage entre des services. La ligne de partage entre « espaces naturels » et « espaces artificialisés » s’estompe en même temps que tous les espaces acquièrent une signification au regard de la biodiversité érigée en bien public global. La question des « territoires de gestion » y est laissée ouverte.

19 Il existe aussi des stratégies d’action d’organisations agricoles et paysannes, qui tentent, à travers de nouveaux regroupements, de faire pression sur les négociations internationales [Borras et al. 2008].

20 Le secteur des produits locaux est lui-même traversé par des logiques différentes selon qu’il est coordonné par l’industrie, l’État ou le territoire.

21 Il est vrai que les pays européens continuent de concevoir la négociation climatique comme une négociation interétatique classique, mais les instruments mis en place par ces mêmes négociations débordent en fait les politiques étatiques, permettant par exemple de constituer des alliances entre des industries et des collectivités locales ou régionales de divers États.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marc Mormont, « Globalisations et écologisations des campagnes »Études rurales, 183 | 2009, 143-160.

Référence électronique

Marc Mormont, « Globalisations et écologisations des campagnes »Études rurales [En ligne], 183 | 2009, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8980 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.8980

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